Mauriac et Malraux devant le mystère du mal

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Mauriac et Malraux, le croyant indéracinable et l'agnostique absolu, n'ont, à premier abord, pas grand' chose en commun. Y a-t-il des points communs, y a-t-il des ponts qui relie ces deux œuvres capitales de notre siècle? Se peut-il que leurs œuvres, leur façon de voir le monde, leur sensibilité convergent tant soit peu devant le problème , ou mieux, devant le mystère du mal? C'est ce que nous allons essayer de voir.

Mauriac a grandi dans un milieu soi-disant chrétien où l'opposition entre la chair et l'esprit était aussi capitale que le péché associée à la première, comme il le note dans Dieu et Mammon : "Ne rien concéder à la chair, c'est la vraie loi chrétienne qui te fut enseignée dès que tu commenças de comprendre" (VII, 293). 1 Il a appris, à l'école de Pascal, que la nature et la grâce étaient deux mondes ennemis: "C'est l'esprit qui atteint Dieu, et la chair assouvie qui nous sépare de lui infiniment" (VII, 294). Il apprendra par la suite, par observation comme par sa propre expérience, que cette opposition est excessivement rigoureuse et limitée: l'être humain n'a pas été créé pour être un ange. Mauriac lui-même n'en est pas un, et beaucoup de ses personnages encore moins. 2

Qu'en est-il des romans de Mauriac qui, pour lui, "expriment l'essentiel" de l'auteur: "Seule, la fiction ne ment pas; elle entr'ouvre sur la vie d'un homme une porte dérobée par où glisse, en dehors de tout contôle, son âme inconnue". 3 Le mal s'y identifie-t-il aux péchés de la chair? Il est vrai que même les relations somme toute légitimes de Thérèse et de Bernard sont qualifiées de "cette ineffaçable salissure des noces" (II, 183). 4 Les relations extraconjugales de Louis dans Le Nœud de vipères sont "cet enfer où [il] descendait presque chaque jour" (III, 389). Un Bob Lagave est couvert de "souillures" (Destins I, 527), Jean de Mirbel et Gabriel Gradère sont des anges décidément noirs, même Alain, dans Un Adolescent d'autrefois , a "une âme capable de Dieu" mais qui est "liée à un corps de chien". 5

L'on pourrait conclure que la chair est identifiée au péché, au mal. Ce serait peut-être un peu rapide. D'une part, il y a comme des circonstances atténuantes: nous sommes tous héritiers de tendances, d'inclinations dont nous ne sommes pas responsables: "telle inclination, enfouie dans notre chair avant qu'elle fût née, a grandi comme nous [...]. a fleuri brusquement sa monstrueuse fleur," lit-on dans Le Désert de l'amour (II, 145).6

Et Mauriac, lui, sait ce que c'est que ces fleurs du mal. Habitué dès l'enfance à un examen de conscience rigoureux, il a sans doute reçu, comme Hervé dans Ce qui était perdu , la grâce de se voir, de se connaître, de savoir ce qu'est la boue et de l'appeler par son nom (III, 90). 7 Mais il finira par dépasser, et de loin, les attitudes de son milieu quant à la chair: "Cette chair," dit-il dans Ce que je crois , "il ne faut surtout pas la mépriser. Elle n'est pas l'ennemie dont on m'apprenait quand j'étais enfant à avoir honte et à avoir peur" (Œuvres autobiographiques 591).

Mauriac est en fait le romancier de l'incarnation, comme il le fait remarquer dans la préface à L'Agneau : "la vérité que je crois connaître, une vérité que je possède non par intuition mais par l'expérience que j'ai des êtres et pas seulement de moi-même, tient justement dans cette <<interpénétration>> de la chair et du sang d'une part et d'autre part de la Grâce" (XII, xiv). Dans La Pharisienne l'on reconnaît, en effet, que "toute chair quoique blessée est sainte" (V, 277). La grâce travaille dans et à travers le monde matériel, y compris le corps humain, qui n'est pas simplement la prison de l'âme, une occasion du péché, mais même, pour Alain Forcas, la preuve de l'existence de Dieu: "ce que j'éprouvais à la contempler, et sans doute qui ne vaut que pour moi, et que me donne toujours la vue d'un jeune corps s'il est beau, c'est l'évidence que Dieu est. Dieu existe, vous le voyez bien" (Adolescent, 166).

Ce n'est donc pas si simple, ce problème du mal. Dans La Pharisienne, M. Calou "désespère de le faire entendre à ces hommes sans expérience pour qui les péchés sont des gestes faciles à définir et qui ne comprennent pas que le mal infecte parfois toute une vie, que le mal peut être multiforme, invisible, indéchiffrable, et donc inexprimable, à la lettre innommable..." (V, 420). Quels sont les autres aspects du mal qui apparaissent plus ou moins clairement dans les romans?

D'une part, les passions excessives et coupables ne portent pas toujours sur la chair. Louis, par exemple, a hérité le vice de sa mère qui était de trop aimer l'argent: "elle me l'avait légué; j'avais cette passion dans le sang" (III, 398). Ses propres enfants en ont hérité à leur tour. Ce mal est vécu à la fois au niveau personnel, comme le vice de Louis, et au niveau social et économique, dans les structures mêmes que défendent avec âpreté les classes possédantes. Dans ses Nouveaux mémoires intérieurs Mauriac rappelle les défenses contre "la faim et la soif de la justice qui dans la mesure où sous le nom de socialisme elle menaçait le patrimoine, la richesse acquise, oui, qui dans cette mesure-là apparaissait comme le mal absolu" et explique que, dans son milieu bourgeois et bien-pensant, la "rigueur pour tout ce qui touche aux choses de la chair donnait en quelque sorte carte blanche pour cette passion de la propriété que la conscience bourgeoise avait déguisée en vertu". 8

Dans plusieurs romans également, cet attachement à la terre, aux vignes, à l'argent, à la propriété est clairement présenté en contradiction flagrante avec le christianisme professé des personnages. Les chrétiens de L'Adolescent d'autrefois , par exemple, "prennent en tout le contrepied de l'Evangile... ils ne sont pas seulement injustes mais ils exècrent la justice" (49). Dans ce roman, d'ailleurs, c'est la possession elle-même qui est devenue le "mal absolu" (88): "elle est ce qui avilit, ce qui dégrade" (89). 9

Il y a aussi, pour le chrétien Mauriac, une autre "possession" qui avilit, qui dégrade, celle du démon, de Satan. Derrière le mal au niveau personnel, derrière le mal au niveau social ou institutionnel, se profile l'auteur de tout mal, celui qui veut contrecarrer l'œuvre de Dieu. Dans Les Chemins de la mer , par exemple, nous lisons que "l' enfer dès ici-bas" est "au dedans de nous" et que "Mammon ne serait qu'un médiocre monstre s'il n'était au service d'un autre plus puissant [...] La faim et la soif de justice se heurtent à une autre soif, à une autre faim, à cet appétit abominable" (V, 195).

Bien que Satan n'apparaisse pas lui-même dans les romans de Mauriac, sa présence et son influence se font sentir à plusieurs reprises. Dans L'Agneau le curé, tenté lui-même par le démon, explique à Mirbel que même un saint "peut être abandonné, le temps d'un éclair, à celui qui attend tout de notre désespoir" (XII, 317).

Mais c'est dans Les Anges noirs que nous voyons un homme vraiment possédé, Gabriel Gradère. Ironiquement, il porte le nom de l'archange de l'annonciation et paraissait lui-même angélique au séminaire (III, 151), lui qui avait déjà reçu la promesse intérieure que tout lui réussirait sur la terre (III, 157). Il se sait "étrangement protégé" (III, 163), il s'est toujours senti, dans sa vie de crime et de dégradation, sûr de la victoire, "éprouvant avec plénitude le sentiment d'être dirigé, soutenu" (III, 238). Racontant à Alain un moment dans sa vie où il n'a pas fait le mal, il lui assure que c'était malgré lui, "et malgré un autre aussi" (III, 161). Pourtant, il se défend de croire au démon: "Mais comment pouvez-vous supposer que je croie au démon? Vous me prenez pour un enfant? D'ailleurs, il ne voudrait pas que je croie en lui" (III, 318). 10

Son interlocuteur, Alain, sait bien de qui il s'agit: "Et voici qu'un être invisible a reçu le pouvoir de brasser cette matière affreuse--un archange (et la plupart des hommes ignorent même qu'il existe...)". Il prie Dieu de ne pas laisser "le prince de ce monde" profiter de la solitude humaine pour mener les créatures à leur perte (III, 272). 11 Alain aide Gradère à croire en Dieu en lui expliquant que si Satan existe--comme Gradère le sait très bien d'expérience--, alors Dieu existe lui aussi (III, 290).

Mauriac consacre un long passage au démon dans Ce que je crois . Il avoue "une sorte de répulsion naturelle à admettre que la créature déjà si malheureuse, si désarmée, ait été livrée à cet ennemi invisible" car "que peut l'homme contre un ange"? C'est sous cet aspect que le problème du mal le trouble le plus. En contrepartie, il dit avoir eu au cours de sa vie "non certes la preuve, mais l'impression que le Mal était réellement et substantiellement quelqu'un," "le sentiment d'une présence" dans certaines vies qui lui paraissaient "baignées d'une lueur singulière et trouble" (Œuvres autobiographiques 608).

Ce mystère du mal hante Mauriac jusqu'à la fin de sa vie. Si la nature laissée à elle-même est déjà, pour le jeune Yves Frontenac, "cette chaîne sans fin de dévorants et dévorés [...] l'ordre affreux du monde" (Le Mystère Frontenac IV, 58), 12 dans Un Adolescent d'autrefois , le "pourquoi le mal?" est encore "la seule question capable de faire défaillir la foi" (51). Et la question est posée dans ses termes les plus radicaux, la torture et la mort d'un enfant: "Alain, toi qui as lu tous les livres, toi qui sais tout ce qu'on a pu écrire sur le mal que Dieu permet, quand il s'agit d'un enfant, d'une petite fille, pourquoi avoir livré sa chair et son âme à une brute aveugle? Quel est le sens de cette épreuve-là que tous les jours des enfants subissent?" Alain suggère que le démon y est pour quelque chose: "Peut-être le mal est-il quelqu'un," mais en dernière analyse le mal n'est pas un problème avec une solution, c'est un mystère auquel seule la croix du Christ donne une réponse, comme Alain le dit à sa mère: "il n'y a pas d'autre réponse que ce corps nu, car il était nu, couvert de crachats, cloué à une potence et dont les intellectuels se moquaient, et qui était le corps du Seigneur. La réponse, la petite fille la serre à jamais contre son cœur. Maintenant et à jamais. Et nous, bientôt, nous saurons ce que nous pressentons, chaque fois que nous communions à ce corps insulté, crucifié et glorifié" (173-174).

Nous avions déjà assisté, dans deux autres romans, à la mort d'un enfant: du petit François, fils de Maria Cross, dans Le Désert de l'amour , et de Marie, la fille préférée de Louis dans Le Nœud de vipères . Toutes deux sont assimilées, de fait, à la mort du Christ sur la croix. Maria Cross, comme son nom l'indique, ressemble à Marie sous la croix: "cette douleur si humble, ce consentement à souffrir" rejoint, "à travers les préceptes kantiens rabâchés par sa mère, tout le vieil héritage mystique" (II, 93). Et la souffrance et mort de Marie, offertes pour son père (III, 427-428), sont la clef qui finit par ouvrir le cœur du vieux crocodile de Louis à l'amour de Dieu (III, 529). C'est un échange à l'intérieur de la communion des saints, "ce régime d'échanges, de compensation, de réversabilités où la Grâce fait vivre ceux qui croient" (La Pharisienne V, 407), mais où "ce sont les innocents qui paient" (L'Agneau XII, 267).

Pour Mauriac, en somme, le mal existe; il sait le voir en lui et autour de lui, dans les actes et omissions personnels comme dans la société; il y a des influences de l'hérédité qui réduisent la liberté et donc la responsabilité personnelles; et à la racine du mal il y a le démon qui essaie par tous les moyens de contrecarrer le dessein de Dieu. La seule réponse devant le mystère de la souffrance et du mal inexplicable est la croix du Christ et de ceux qui, à sa suite, acceptent de souffrir pour les autres dans un échange mystérieux.

Au départ, Malraux se situe bien différemment devant le mal. Après une première communion et quelques années dans une école catholique de banlieue, il a tôt fait d'abandonner toute pratique et foi chrétiennes. Il n'a apparemment aucune gêne devant la chair, aucun souci de morale bourgeoise ou conventionnelle: à ma connaissance, il ne parle jamais du péché. Ni, en ce qui concerne la quasi-totalité des romans, du bien et du mal, du moins explicitement. Où se situe donc le mal?

D'abord, peut-être, dans l'apparente absurdité de la vie humaine vouée à la mort&endash;la mort, et non pas le trépas&endash;dans cette première civilisation sans centre, sans valeur suprême, sans transcendance. La mort de Dieu proclamée par Nietzsche entraîne, pour le jeune homme intelligent et déraciné de l'immédiat après-guerre, la mort de l'homme&endash;de l'homme tel qu'il se connaissait jusqu'alors. Qu'est-ce que l'homme? L'entreprise humaine a-t-elle un sens? Qu'est-ce qu'on fait sur la terre où règne la douleur? Ou, dans La Condition humaine&endash;titre qui pourrait s'appliquer à toute l'œuvre malrucienne-- "que faire d'une âme, s'il y a ni Dieu ni Christ?" 13 Telle est l'interrogation fondamentale qui formera comme la pierre de touche de tout ce que Malraux écrira par la suite. 14

Après quelques écrits farfelus&endash;où il est question, entre autres, de la mise à mort de la mort&endash;, Malraux écrit une série de romans qui explorent, à travers divers personnages, différentes façons de chercher ou de donner un sens à la vie. L'univers sombre des romans est marqué par ce que Malraux nomme le destin: "Tout ce qui impose à l'homme la conscience de sa condition". 15 Le destin prend différents visages: la solitude, l'incommunicabilité, la dépendance, l'humiliation, la mort.

J'ai montré ailleurs à quel point tous ces aspects négatifs de la condition humaine, du destin, sont véhiculés, dans les romans et même dans les écrits sur l'art, par l'image de la cécité, obsession permanente chez Malraux, ce grand visuel. 16 La cécité, la violence faite aux yeux, les yeux arrachés: voilà l'expression viscérale, obsessionnelle du mal chez Malraux.

Ce mal arrive, en général, de l'extérieur. Qu'en est-il du mal qui se tapit à l'intérieur même de l'individu? Ce n'est pas, au départ, un mal moral chez Malraux, qui ne semble guère rongé de culpabilité ni d'autres troubles de ce genre. Il n'est pas, comme Mauriac, porté sur l'introspection, il ne pratique pas l'examen de sa conscience--au nom de quoi?--, ni même de sa vie, comme il l'indique dans Le Miroir des limbes : "L'examen de ma vie me reste étranger". 17 Se peut-il qu'il craint ce qu'il risquerait d'y trouver? Plusieurs de ses personnages sont à la lettre terrorisés, en rêve ou en réalité, par des pieuvres, des crustacés, des insectes énormes, des bêtes immondes. Les insectes, surtout, sont liés, dans les romans, aux différents visages du destin, à l'inhumain, à l'immonde qui réside à l'intérieur même de l'homme, à l'inconscient qu'il faut dompter et contrôler par la volonté. 18

Tchen, dans La Condition humaine , au moment de tuer, est " écrasé à la fois par l'horreur et par le goût du sang" (184; c'est moi qui souligne). "On trouve toujours l'épouvante en soi. Il suffit de chercher assez profong: heureusement, on peut agir" (226).

(Pour Malraux, soit dit en passant, l'action, même l'action révolutionnaire, peut être une fuite, une façon d'éviter, pendant un certain temps, de poser les vraies questions. La question: "Que fais-tu sur la terre?" trouve son accent "dans la mort, la vieillesse, le destin... Et dans la douleur, dans le Mal au plus grand sens. Il s'agit alors de savoir si l'intoxication par l'action peut faire taire la question que la mort pose à l'homme" (Miroir 270). Vers la fin de sa vie il disait, à moi et à d'autres: "A quoi bon aller sur la lune, si c'est pour s'y suicider?". La question fondamentale ne se laisse pas éluder de la sorte.) 19

Devant Grabot, dans La Voie royale &endash;aveugle, esclave, tournant en rond dans une case, probablement châtré&endash;, Claude et Perken sentent "une terreur sacrée, l'horreur de l'inhumain" (116). Claude a envie de tirer, non sur les Moïs menaçants mais sur Grabot, "pour chasser cette preuve de sa condition d'homme" (124). L'épave de Grabot, retourné à la sauvagerie, est un miroir un peu trop inquiétant de ses propres possibilités de déchéance.

Kyo en prison, "cette tanière", a l'impression que l'abjection du gardien est "une immonde fatalité comme si le pouvoir eût suffi à changer presque tout homme en bête. Ces êtres obscurs qui grouillaient derrière les barreaux, inquiétants comme les crustacés et les insectes colossaux des rêves de son enfance, n'étaient pas davantage des hommes. Solitude et humiliation totales" (389). Quand il finit par en sortir, et bien qu'il aille probablement à sa mort, il est secoué d'une joie dont la violence le surprend: "il lui semblait qu'il laissait là une part immonde de lui-même" (392; c'est moi qui souligne).

Kassner, en prison lui aussi dans Le Temps du mépris , réduit à une vie de mille-pattes, à un état d' "absolue dépendance" (36), "saoul d'impuissance et de servitude" (56), attend d'être torturé, en proie à la folie, à des rêves de vautour qui picore sa chair, qui convoite ses yeux (33). Il est soutenu par un camarade anonyme qui risque sa peau pour communiquer avec lui, et sauvé par un autre camarade tout aussi anonyme qui se livre à la torture et à la mort à sa place.

Ce schéma se retrouve ailleurs: par deux fois Katow donne son cyanure à des camarades qui ont, eux, trop peur pour affronter la torture qui les attend tous. Katow avait lui-même rencontré le dévouement, le sacrifice, comme il l'explique à Hemmelrich. Sa conclusion? "Si on ne croit à rien, surtout parce qu'on ne croit à rien, on est obligé de croire aux qualités du cœur quand on les rencontre, ça va de soi" (Romans 333-334). Son sacrifice, le don de sa vie, de sa mort, répond en quelque sorte à l'absurdité et l'humiliation, prévaut contre la souffrance et la mort.

De même, dans le roman-méditation Les Noyers de l'Altenburg , dans la fameuse scène de la première attaque par les gaz sur le front russe. Le professeur qui dirige les opérations, associé métaphoriquement avec les insectes et la fatalité, décrit avec un enthousiasme inhumain en l'occurence les effets du gaz qui porte, comme par hasard, sur les yeux: "La cornée opaque devient d'abord bleue, la respiration commence à siffler, la prunelle--c'est même très curieux ! passe presque au noir... Aucun des Russes ne pourra supporter la douleur..." (140). Ni les Allemands, d'ailleurs: à la vue des effets atroces du gaz, et au risque de leur vie, ils remportent les Russes gazés vers leurs propres ambulances: "Non, l'homme n'est pas fait pour être moisi !" (154), crie l'un d'entre eux. Vincent Berger est épouvanté, lui aussi, et le narrateur évoque, pour la première fois nommément dans le romans, je crois, le démon, le Mal: "Ce n'était pas la paralysie devant le danger, c'était le bouleversement panique; sans doute les croyants appellent-ils présence du démon une semblable visitation de l'épouvante. L'Esprit du Mal ici était plus fort encore que la mort, si fort, qu'il fallait trouver un Russe qui ne fût pas tué, n'importe lequel, le mettre sur ses épaules et le sauver"(158). "L'assaut de la pitié" des soldats et officiers allemands remporte une victoire, mais combien fragile et temporaire: "le barrage de la pitié ne serait pas efficace plusieurs fois. Il n'y a qu'à mourir que l'homme ne s'habitue pas" (162). Et effectivement, cette "Apocalypse de l'homme" (163) va aller en se perfectionnant par la suite.

Dans Le Miroir des limbes , Malraux revient à cet "affrontement de la fraternité, de la mort&endash;et de cette part de l'homme qui cherche aujourd'hui son nom, qui n'est certes pas l'individu. Le sacrifice poursuit avec le Mal le plus profond dialogue chrétien"&endash;dialogue qui passe par le triste cortège où se sont succédé Verdun, les gaz des Flandres, Hitler et les camps d'extermination. Malraux cherche à cerner ce qu'il appelle "la région cruciale de l'âme, où le Mal absolu s'oppose à la fraternité" (Miroir 838). Pour lui, c'est avec les premiers gaz de combat que "Satan reparaît sur le monde," mais Satan se trouve confronté à une "fraternité sauvage&endash;inscrite en l'homme" depuis toujours, "venue d'aussi loin que le Mal" (Miroir 839).

On est frappé, en relisant d'affilée les quelque mille pages du Miroir des limbes , par les jeux entrecroisés de plusieurs leitmotifs qui scandent les différentes parties du livre: d'abord, la souffrance, surtout celle de l'enfant innocent. Malraux revient à plusieurs reprises sur le célèbre texte de Dostoïevski, obsédé comme lui "du supplice d'un enfant innocent par une brute" 20 ; ensuite le mal, surtout le Mal absolu: Satan qui reparaît sur la terre dans l'atrocité des gaz de combat, dans les atrocités plus grandes encore de l'enfer des camps d'extermination 21 ; et en face, comme seule réponse possible, la fraternité qui prend la forme du sacrifice, comme celui de Katow, de l'acte gratuit d'amour héroïque qui pour l'agnostique qu'est Malraux est aussi mystérieux que le mal: "toute vie devient mystère lorsqu'elle est interrogée par la douleur" (Miroir 484).

La souffrance, la mort d'un enfant innocent 22 pose une énigme, même aux yeux d'un croyant comme Mauriac, ou comme l'aumônier du Vercors, ami de Malraux, auquel celui-ci a prêté Les Frères Karamazov : il répond à Malraux que pour lui, "le Mal n'est pas un problème, c'est un mystère" (Miroir 483), et, dans une autre version, que "la Rédemption est plus forte que le Mal" (Miroir 895). Malraux, qui ne croit pas à la Rédemption, en est venu à penser que l'énigme de l'atroce, du mal, n'est pas plus fascinante ni plus mystérieuse que l'acte le plus simple d'héroïsme ou d'amour (Miroir 895): "s'il est vrai que, pour un esprit religieux, les camps, comme le supplice d'un enfant innocent par une brute, pose la suprême énigme, il est vrai aussi que, pour un esprit agnostique, la même énigme surgit avec le premier acte de pitié, d'héroïsme ou d'amour" (Miroir 503).

Dans les camps, il y a eu les deux. Pire encore que le simple supplice physique, la simple mort des innocents, aussi horrible soit-elle, il y a eu l'avilissement, la dégradation des victimes, œuvre démoniaque par excellence: "Ce qui n'avait pas encore existé, c'est cette organisation de l'avilissement. L'enfer n'est pas l'horreur; l'enfer, c'est d'être avili jusqu'à la mort [...] l'affreuse abjection de la victime, la mystérieuse abjection du bourreau. Satan, c'est le Dégradant" (Miroir 493); et, plus loin: "tenter de contraindre l'être humain à se mépriser lui-même. C'est cela que j'appelle l'enfer" (Miroir 501). Pour Malraux, "L'ombre de Satan s'est réellement, visiblement, étendue pendant plusieurs années sur le monde" (Miroir 499), et bien que d'autres semblent l'avoir oublié, Malraux y revient sans cesse. Quelques mois avant sa mort, dans son discours pour le trentième anniversaire de la libération des camps de déportation, il met les camps sur le compte "du Mal absolu, d'une part de l'homme que l'homme entrevoit, et qui lui fait peur", faisant écho aux peurs paniques évoquées tout à l'heure: "Il y a quelque chose de terrifiant dans la volonté de déshumaniser l'humain, comme dans les pieuvres, comme dans les monstres" (Miroir 1008)

Qu'y a-t-il en face de cette dégradation démonique? Le sacrifice: au supplice répond le supplice. Parlant d'un crucifix africain, Malraux note qu'il aurait été à sa place dans un camp d'extermination, "dans la lutte, vieille commes les hommes, contre le Mal absolu. Il appelle la secrète puissance de la fraternité, mais ce n'est pas elle qui atteint au plus profond l'infernal compagnon du temps et de la mort; ce n'est même pas le Sermon sur la Montagne, c'est le supplice. Le sacrifice seul est aussi profond que le Mal..." (Miroir 542), ou comme il le dit ailleurs, "le sacrifice seul peut regarder dans les yeux la torture, et le Dieu du Christ ne serait pas Dieu sans la crucifixion" (Miroir 895).

La communion dans la douleur, dans la souffrance finit par ressembler beaucoup à la communion des saints, si chère à Mauriac; le sacrifice accepté, assumé, offert, trouve son expression adéquate, même pour l'agnostique Malraux, à la croix. Devant le mystère du mal, ne vous semble-t-il pas que Mauriac et Malraux, en dépit de leurs différences, se tendent une main fraternelle?

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1. Œuvres complètes dans la "Bibliothèque Bernard Grasset" (Fayard [1950-52]). D'autres références à cette collection se feront entre parenthèses dans le texte.

2. Voir mon article " Mauriac's 'Angels' ", Claudel Studies XVII, 2 (1990), 50-56. Cf.:"'Il suffit de purifier la source', disais-je, croyant mettre enfin d'accord, dans ma vie, le romancier avec le chrétien. C'était oublier que, purifiée, la source garde encore en son fond la boue originelle où plongent les secrètes racines de mon œuvre. Même dans l'état de grâce, mes créatures naissent du plus trouble de moi-même. Elles se forment de ce qui subsiste en moi malgré moi" (VII, 269). Mais c'est justement le domaine du romancier.

3. Introduction, Commencements d'une vie, IV 129; également dans Œuvres autobiographiques , Pléiade, 1990, 67.

4. Thérèse et Anne vont être séparées "à cause de ce que Thérèse était au moment de souffrir,&endash;de ce que son corps innocent allait subir d'irrémédiable. Anne demeurait sur la rive où attendent les êtres intacts; Thérèse allait se confondre avec le troupeau de celles qui ont servi" (II, 194). Ce n'est guère une image très positives des relations sexuelles même légitimes.

5. Un Adolescent d'autrefois, ed. J.E. Flower, "Textes français classiques et modernes" (University of London Press, 1972), p. 104.

6. Mauriac reprend l'image de la boue par deux fois dans Ce qui était perdu pour disculper en partie ses personnages: Hervé "n'était que le lit vivant où cette boue se frayait une route [...] en lui venait se jeter et se perdre l'eau corrompue de plusieurs générations" (III, 40). Il s'en prend à ceux qui sont trop prêts à jeter la première pierre: "Vous priez, vous rabâchez vos prières; et vous ignorez jusqu'à l'existence du gouffre où ceux qui vous touchent de près se sont débattus. Ce n'est pas de leur faute; ils ne le voulaient pas; ils en ont eu horreur, dès qu'ils l'ont connu; c'était décidé d'avance, avant même qu'ils fussent nés. Ils hurlaient déjà au fond de l'abîme, ils avaient déjà de la boue jusqu'à la bouche, et ils ne savaient pas même encore où ils se trouvaient, ni ce qu'était cette boue..." (III 120). Pour le Mauriac de Ce que je crois, "le plus monstrueux de nous-mêmes est presque toujours la part héritée et non acquise" (Œuvres autobiographiques 589).

7. Comment savoir ce qu'est le mal? Au chapitre IV de Ce que je crois , Mauriac note que la première ligne du livre aurait dû être: "Je crois que le Mal existe et je juge de ce qu'il est le Mal à la lumière du Christ" (Œuvres autobiographiques 584). "Mais que le mal soit dans le monde et au secret de notre être, qu'il naisse à la jointure en moi de l'esprit et de la chair, c'est une évidence à laquelle il n'est aucun moyen de se dérober que de prétendre, à la manière gidienne, que le Mal est le Bien et le Bien le Mal" (Œuvres autobiographiques 585).

8. Nouveaux mémoires intérieurs (Œuvres autobiographiques 724-725).

9. Au point où l'on peut tromper son conjoint avec des propriétés à la place d'un amant ou d'une maîtresse (101). Dans ce même roman: "Les biens de ce monde" épaississent leur coton autour d'Alain (122), qui ressemble au jeune homme riche qui s'éloigna triste parce qu'il avait de grands biens (123).

10. Dans Ce que je crois, Mauriac cite le cas de Gide qui prétendait, dans son Journal des Faux-monnayeurs, ne pas croire au diable...et d'ajouter: "Ça me chiffonne, comprenez-moi bien, de songer que c'est précisément là ce qu'il désire: qu'on ne croie pas en lui". Comme Gradère, Mauriac craint lui aussi d'être taxé d'infantalisme en parlant du démon (Œuvres autobiographiques 609 et note 2 à cette page).

11. L'action du démon n'absout pas l'individu de toute responsabilité personnelle, comme le fait remarquer Alain: "Chaque fois que nous faisons le bien, Dieu opère en nous et avec nous; chaque mauvaise action, en revanche, n'appartient qu'à nous. Pour le mal, nous sommes en quelque sorte des dieux...", comme Gradère, qui "a choisi d'être un dieu..." (III, 274). La formulation rappelle la tentation d'Eve par le serpent: "Vous serez comme des dieux".

12. Dans Journal d'un homme de trente ans Mauriac réfléchit sur le monde de la nature: "Mais le problème du mal? terrifiant. Lois aveugles: destruction organisée, entre-dévorement. Tout se passe comme si aucune volonté particulière de Dieu ne se manifestait dans la matière aveugle et sourde. Mais il y a la vie éternelle..." (Œuvres autobiographiques 236).

13. Romans , Pléiade, Gallimard, 1947, 226. Les références aux Conquérants et à La Condition humaine renverront à cette édition. On citera La Voie royale et La Lutte avec l'ange (Les Noyers de l'Altenburg ) d'après l'édition chez Skira, Genève, 1945.

14. Voir, par exemple, la postface aux Conquérants : "Le drame actuel de l'Europe, c'est la mort de l'homme[...] L'homme doit être fondé à nouveau, oui: mais pas sur des images d'Epinal" (Romans 170-171).

15. Les Voix du silence , Gallimard, 1951, 628.

16. Vision and Blindness in the Novels of André Malraux , dissertation, Harvard, 1970; "The Image of Blindness in Malraux's Meditations on Art", Mélanges Malraux Miscellany III,2 (Autumn 1971), 16-25; "From Fascination to Poetry: Blindness in Malraux's Novels," dans Witnessing André Malraux: Visions and Re-visions , dirigé par Brian Thompson et Carl Viggiani, Middletown, Ct.: Wesleyan University Press, 1984, 159-168. Voir aussi mon interview avec Malraux: "L'Art et le roman: L'imagination visuelle du romancier. Entretien avec André Malraux" dans André Malraux et l'art , Série Malraux IV, Lettres Modernes, 1974.

17. Le Miroir des limbes , Pléiade, Gallimard, 1976, 923.

18. Dans le Miroir des limbes , Malraux raconte d'anciens rêves qui lui reviennent pendant son séjour à la Salpétrière: "Je parcours des terres plombées, tuyaux et débris de tuiles où errent une multitude de frileux manteaux sans corps, entre des clôtures aux perspectives sans fin; un compagnon, qui devine mon angoisse malgré mon silence, désignant vaguement ces limbes: <<Ce n'est rien, monsieur: c'est l'inconscient...>>" (Miroir 924).

19. Voir, par exemple, Le Miroir des limbes 690: "Aucune civilisation n'a possédé une telle puissance, aucune n'a été à ce point étrangère à ses valeurs. Pourquoi conquérir la Lune, si c'est pour s'y suicider?" Cette boutade rejoint, d'ailleurs, ce que Mauriac avait écrit des années auparavant dans Ce que je crois : "Je nie l'absurde. Je me moque des miracles de la technique s'ils se déploient dans un cachot matérialiste, fût-il aux dimensions du cosmos. Il m'importe peu d'atteindre les planètes, si ce que la fusée téléguidée promène, est ce pauvre corps voué à la pourriture" (Œuvres autobiographiques 579).

20. Cf. Miroir 370, 483, 484, 503, 829, 894-895

21. Cf. Miroir 482, 493, 499, 839

22. Dans les romans de Malraux, il y a encore moins d'enfants que de femmes; l'un des rares enfants, celui de Hemmelrich dans La Condition humaine, souffre de maladie grave, vit dans la douleur: "Ce gosse, presque un bébé, n'avait encore de la vie que ce qu'il en fallait pour souffrir". Hemmelrich, qui peut arriver à accepter sa propre souffrance puisqu'il en a l'habitude, ne peut pas accepter celle des enfants (Romans 311). Quand son fils et sa femme, souffrante elle aussi, sont tués par une bombe, Hemmelrich se sent libéré et part se battre.

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