Mal-aimés et humiliés chez Mauriac et Malraux

 

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Mauriac et Malraux, Malraux et Mauriac, cela fait quelques années que j'essaie de conjuguer ces êtres, ces artistes pourtant si dissemblables sur bien des plans. Cet effort a permis, me semble-t-il, de jeter quelques lueurs sur l'un et sur l'autre, de trouver quelques eaux profondes où ces deux poissons des profondeurs&endash;Mauriac se caractérisait ainsi&endash;se rejoignent en dépit de leurs différences multiples.

Etant donné le nombre de mal-aimés et de mal aimants que nous décélons dans ses œuvres depuis l'année dernière, il semble évident que le manque d'amour, l'amour manqué est un aspect essentiel de la sensibilité et sans doute de l'expérience intérieure de Mauriac. Puisque toute son œuvre s'enracine dans son enfance, dans sa jeunesse, le jeune Mauriac a bien dû se sentir mal-aimé, peu aimable, en dépit du fait qu'il a été plutôt choyé dans son milieu familial. Comment comprendre autrement sa perspicacité, sa capacité à traquer dans quantité de personnages les méfaits de l'amour défaillant, de l'amour manquant, de l'amour trahi?

Abandonné par un père qui meurt trop tôt&endash;qu'y a-t-il d'orphelins, surtout orphelins de père, parmi les écrivains français modernes: Baudelaire, Gide, Péguy, Mauriac, Sartre, Camus, Malraux...&endash;Mauriac grandit dans le giron de sa mère et de sa grand-mère, comme Malraux d'ailleurs, protégé contre le monde extérieur sur beaucoup de plans, mais non contre les moqueries cruelles de ses camarades. Peu sportif, défiguré par une blessure à la paupière, "Coco-bel-œil" a dû se sentir peu apte à plaire, à être aimé&endash;l'amour maternel ne pèse pas lourd dans la balance, comme nous le verrons chez Louis&endash;, senti ment qui a pu se généraliser par la suite, ou qui au moins a rendu le fin observateur qu'est Mauriac extrêmement sensible à cette détresse en lui et autour de lui.

Au risque d'une simplification excessive, je propose d'esquisser rapidement les reflets de cette expérience telle qu'elle se refracte dans un seul personnage d'un seul de ses nombreux romans, roman capital s'il en est sur ce chapitre comme sur beaucoup d'autres, je parle du narrateur du Nœud de vipères.

Louis commence sa lettre, qui formera l'essentiel du roman, pour expliquer à sa femme comment il est devenu ce vieux crocodile, ignoré par elle, détesté par ses enfants&emdash;à part Marie qui est morte, elle aussi, trop jeune&endash;ou craint par les autres membres de la famille qui n'attendent que sa mort, pense-t-il, pour hériter... Il retrace ses jeunes années dans des termes qui empruntent beaucoup à l'expérience de Mauriac lui-même: orphelin de père, couvé par une mère dont il n'a-ppréciera l'amour que beaucoup plus tard, 1 Louis est "un ado lescent morne, sans fraîcheur[...], susceptible, incapable de souffrir la plus légère moquerie" (359). Il ajoute un trait qui caractérisera Mauriac toute sa vie: "En revanche, quand je voulais plaisanter, j'assenais aux autres, sans l'avoir voulu, des coups qu'ils ne pardonnaient pas. J'allais droit au ridicule, à l'infirmité qu'il aurait fallu taire" (359). 2 Puis, d'une perception psychologique étonnante: "Je me hâtais de déplaire exprès par crainte de déplaire naturellement" (360).

Il lui est si "inimaginable" d'être aimé, et encore par une demoiselle Fondaudège (363), que Louis en est transformé: "j'étais devenu un autre" (371)... jusqu'à la nuit fatidique où Isa lui parle de Rodolphe et qu'il se métamorphose de nou veau, redevenant lui-même selon sa propre sensibilité de mal-aimé qui se définit ainsi: "l'homme pour qui personne au monde n'avait souffert" (386). Persuadé que ni Isa ni personne ne l'avaient jamais aimé&endash;l'amour maternel ne comptant toujours pas&endash;, il redescend dans "l'enfer" de la débauche d'où Isa l'avait tiré (389), n'imaginant plus que les désirs du cœur puissent être jamais comblés (402), trouvant dans l'amour à prix fixe au moins la certitude de ne pas être roulé: "C'est ainsi que j'ai compris "l'amour": donnant, donnant... Quel dégoût!" (403).

C'est ce mal-aimé écorché vif qui saura flairer, dans l'affaire Villenave, l'amour conjugal inconditionnel de Mme de Villenave qui la pousse à s'accuser d'un crime qu'elle n'a pas commis, amour qui fait cruellement défaut à Louis: "J'aurais pu être un homme aimé comme l'était Villenave [...] On ne peut pas tout seul garder la foi en soi-même" (398). Mais sa déception amoureuse auprès de son épouse l'a si profondément blessé qu'il devra attendre la mort d'Isa pour découvrir qu'elle l'avait aimé, qu'elle avait été jalouse de Marinette, qu'elle avait été "en proie à des passions puissantes que Dieu seul avait eu pouvoir de mater." A 67 ans bien sonnés, Louis le mal-aimé jouit "de n'avoir pas été indifférent à une femme, d'avoir soulevé en elle ces remous." Contrairement à ce qu'il pensait depuis plus de 40 ans, elle avait souffert par lui (511); il en est tout retourné, "pénétré jusqu'au cœur par la paix qui remplissait la terre" (513).

Mais Louis n'a pas fini son chemin, il n'est pas au bout de ses découvertes. Mauriac ne se contente pas de cette transformation somme toute humaine. Il faut que ce "vieillard mourant de haine" devienne vraiment un autre: "Je suis ce que je suis; il faudrait devenir un autre. O Dieu, Dieu... si vous existiez!" (489). Il faut que Louis se hisse, ou plutôt se laisse hisser, au niveau de l'Amour, de l'amour de Dieu. Comme il le remarque, "Même les meilleurs n'apprennent pas seuls à aimer: pour passer outre aux ridicules, aux vices et surtout à la bêtise des êtres, il faut détenir un secret d'amour que le monde ne connaît plus" (516).

C'est ce secret que Louis va découvrir dans les dernières pages du roman. Il se rend compte qu'il n'avait pas regardé en face ce qu'il haïssait, que ce soit Isa, la famille, le christianisme, ou lui-même (516). Il s'était contenté de caricatures; il s'était laissé dicter son rôle odieux (515); il s'était "bouché les oreilles pour ne pas entendre les paroles de Marie agonisante" (529) qui, à l'image du Christ sur la croix, souffrait déjà pour lui (427-428). C'est ce "secret de la mort et de la vie" (529) qu'il découvre à la fin de sa vie et qui le fait déboucher sur "l'objet véritable de son amour" dont parle la préface du roman, et dont il connaît enfin le nom adorable (529). Car c'est ce Dieu d'amour qui, en Jésus, a déjà souffert pour lui et pour tout un chacun. Chacun de nous, aussi mal-aimés que nous nous sentions sur le plan humain, est, pour Mauriac, le bien-aimé de ce Dieu d'amour et de ceux, comme Marie, qui se mettent véritablement à sa suite. Les déficiences de l'amour humain ne se résolvent, en fin de compte, qu'à ce niveau-là.

Qu'en est-il de Malraux, cet "agnostique absolu," comme l'appelle Claude Tannery? 3 Pourra-t-on trouver quelques point de convergences entre ces deux artistes que tant de choses sé parent? D'abord, Malraux, lui, a détesté son enfance. Il n'en parle presque jamais, du moins de façon directe 4 ; il n'y a pratiquement pas d'enfants dans ses romans; au mieux, on peut deviner le jeune Malraux par-ci par-là derrière quelques allusions à l'enfance ou à la jeunesse d'un Claude Vannec, 5 d'un Kyo. 6

Le jeune Malraux, comme Mauriac, se trouve privé de père, d'abord par le divorce, ensuite par le suicide. Lui aussi grandit entre mère et grand-mère, mais au-dessus d'une mo-deste épicerie dans une banlieue sans intérêt. Ni mère ni grand-mère n'auront mérité d'entrer dans ses écrits, même cachées derrière des personnages de fiction.

De plus, le jeune Malraux a sûrement souffert du culte de sa mère pour un petit frère mort en bas âge: il est difficile de se mesurer contre un enfant mort et idéalisé, il est facile de se sentir lésé, laissé pour compte, bref, mal-aimé. J'ai déjà eu l'occasion de signaler que selon un critique anglais de mes amis, Geoffrey Harris, qui avait étudié cette enfance malheureuse à la lumière de la psychologie moderne, 7 Malraux aurait souffert de ne pas avoir eu ce que l'on appelle une "good-enough mother" (une mère suffisamment bonne) qui lui aurait permis d'établir les bases de son True Self. Au contraire, un tel enfant fabrique un False Self dont le rôle principal est de cacher le True Self en se conformant aux demandes ou à l'attente de l'environnement. L'être cède la place au faire. Et, pourrait-on supposer, le rêve, l'imaginaire, la légende prennent le dessus sur la réalité par trop pénible.

Il se peut donc que cette enfance soigneusement occultée soit pour beaucoup dans la vocation d'écrivain de Malraux, tout autant que pour Mauriac. Selon Pierre Brunel, tous ses écrits farfelus seraient un "échappatoire à l'univers étriqué, étouffant où André Malraux n'est pas apprécié à sa juste valeur, n'est pas aimé comme il faut". 8 Lui faut-il trouver, comme Claude le dit de Grabot dans La Voie royale, "quelque chose d'indiscutable, qui lui permette de s'admirer" (OC I, 440) ou de se faire admirer? 9 L'on pourrait suggérer que toute son œuvre, comme sa mythomanie, serait une sorte de com pensation, de revanche devant une situation ressentie comme profondément humiliante, indigne d'un homme de sa valeur. Le mal-aimé, chez Malraux, est avant tout un humilié.

Michel Autrand note autant en parlant des Conquérants:: chacun des personnages principaux, écrit-il, "répond à ce mot d' "humilié" qui figure dans un titre de Dostoïevski et de Bernanos, chacun nourrit son action présente d'un passé douleureux qu'il fuit avec horreur". 10 Autrand cite également une variante du texte, conservé dans le manuscrit Verrières, où Garine, parlant au narrateur de Michel-Ange, abonde dans ce sens. Ce texte pourrait s'appliquer aussi à Garine lui-même, à maints autres personnages malruciens voire à leur créateur: "Il aime peu les hommes, ce qui n'est pas rare, et il ne s'aime pas lui-même, ce qui est moins fréquent. Il a besoin de se fuir, et ne sait pas où... D'un tel état d'âme doit venir une sorte d'exaspération, une force exceptionnelle pour tout un ordre d'ac tions..." (OC I, 1056)

Prenons Klein, par exemple, qui rage contre les nantis, ceux "qui n'ont jamais été sans bouffer" (OC I, 147). Il se rappelle les épreuves les plus abominables, les plus basses qu'il a subies au bagne: "Le souvenir de ces choses-là reste. Au fond de la misère, il y a un homme souvent... Il faudrait garder cet homme-là après que la misère est vaincue... C'est difficile..." (OC I, 148). Et de raconter, de façon boulever sante, sa tentative de suicide, la haine de soi poussée jusqu'au bout (OC I, 226).

La prison, le bagne&endash;serait-ce une transposition de Bondy aussi bien que de l'expérience carcérale (bien limitée) de Malraux en Indochine?&endash;devient d'ailleurs une sorte de leitmotif chez Malraux, c'est le lieu par excellence de la dégradation, de la dépendence, de l'humiliation. Dès son procès, Garine éprouve "ce même sentiment d'impuissance navrante, de mépris et de dégoût que l'on éprouve [...] devant toutes les grandes manifestations de l'absurdité humaine"(OC I, 153). Dans sa cellule il entrevoit la possibilité d'une condamnation à "cette vie humiliante et larvaire" (ibid.). "Excédé" de lui-même, il va s'engager dans la révolution bien qu'il "n'aime pas les hommes" (OC I, 158), même pas les pauvres gens pour qui il va se battre, pour obtenir une certaine forme de puissance (OC I, 159), de quoi se défendre contre cette humiliation, de quoi venger "de vieilles rancunes"(OC I, 189) qu'il porte en lui. "Ce conquérant," écrit Michel Autrand, "n'est rien de plus qu'un homme blessé qui se venge" (OC I, 996). 11

D'autres personnages des Conquérants peuvent être rangés à la même enseigne: Nicolaïeff, "écœuré de lui-même" (OC I, 202), prend plaisir à réduire d'autres à son niveau d'humiliation. Hong, qui rage contre les chrétiens, contre tous ceux qui enseignent la résignation (OC I, 208), est soumis à la seule expérience qu'il a, celle de la misère (OC I, 210) et hait avant tout non les riches mais le respect qu'ils ont d'eux-mêmes: "Un pauvre, dit-il encore, ne peut pas s'estimer" (OC I, 211). Il voit dans la misère "une sorte de démon douceureux, sans cesse occupé à prouver à l'homme sa bassesse, sa lâcheté, sa faiblesse, son aptitude à s'avilir" (ibid.). 12 Borodine, lui, est marqué par son adolescence de jeune Juif entouré de mépris (OC I, 125), Rebecci se désole de sa vie manquée, de ses rêves de jeunesse qui n'ont mené qu'à des collections de pacotille (OC I, 133). Autant d'hommes blessés, autant d'humiliés qui ripostent comme ils peuvent. Quelques lueurs, quand même, au tableau: l'amitié de Garine pour Klein, dont il retrouve le corps mutilé, l'amour évident du narrateur pour Garine qui le quitte avec "une dure et pourtant fraternelle gravité (OC I, 269).

Cette amitié, cette fraternité virile va continuer dans La Voie royale entre Claude et Perken, non sans ombres au fond du tableau: dans la famille Vannec le mariage de son grand-père tourne court après 12 jours, devient une hostilité sournoise de tous les instants, jusqu'à la mort de la grand-mère, mort dont souffre son mari bien qu'il ne l'aimât point. Le père de Claude, que sa femme avait quitté depuis longtemps déjà, est tué à la guerre (situation inverse de celle de Malraux; c'est son père qui était parti avant de se suicider). Perken et sa femme se sont séparés, ils ne supportaient pas de vieillir ensemble (OC I, 448). L'érotisme, l'amour physique n'apportent à ce dernier que "la pire des séparations" car il ne peut partager les sensations de sa partenaire dont le visage anonyme le "chass[e] vers la mort" (OC I, 487). L'érotisme de Grabot, homme solitaire s'il en est, le laisse "atrocement humilié" (OC I, 447); quand Perken et Claude finissent par le retrouver&endash;esclave, aveuglé, sans doute châtré&endash;sa voix semble venir d'un "abîme d'humiliation" (OC I, 461). Perken, devant les Moïs qui les encerclent, ressent "l'irréductible humiliation de l'homme traqué par sa destinée" (OC I 466). D'amour, il n'est pas beaucoup question ici. Haine de soi, humiliation, haine de l'autre semblent être la règle de ce monde.

Qu'y a-t-il de positif ici? Selon un schéma qui deviendra typique chez cet orphelin de père qu'est Malraux, Claude a trouvé en Perken, plus âgé, une figure paternelle. Il le caracttérise de façon intéressante: "le seul homme qui eût aimé en lui ce qu'il était, ce qu'il voulait être, et non le souvenir d'un en fant..." (OC I, 503). Décidément, Malraux a tourné la page de son enfance une fois pour toutes.

Est-ce que la fraternité virile entre ces deux hommes va tenir la route, répondre à leur besoin profond? Lorsque Perken est mourant, l'imagination de Claude le jette à la place de son ami, il veut s'accrocher, à sa place, à la vie qu'il sent menacée en lui: "jamais il n'avait été si attaché à sa vie qu'il n'aimait pas" (OC I 505). Mais rien n'y fait, c'est "la vanité d'être homme" qui éclate, la mort n'est ici qu'une "défaite monstrueuse" qu'aucune pensée divine, qu'aucune récompense future, que rien ne peut justifier aux yeux de Claude. Qu'on est loin du regime de substitution, de la Communion des Saints si chère à Mauriac! Et de fait, Claude rejette tout recours à l'au-delà: "Claude se souvint, haineusement, de la phrase de son enfance: "Seigneur, assistez-nous dans notre agonie..."" La "fraternité désespérée" mais uniquement humaine qui le jette vers son ami ne sert à rien: pour Perken mourant il est "étranger comme un être d'un autre monde" (OC I, 506).

Qu'en est-il de La Condition humaine ? Il est de nouveau beaucoup question de solitude et d'humiliation. Tchen est isolé dans son monde du meurtre, son "extase vers le bas", comme il l'est plus tard bien qu'il fasse partie d'une chaîne humaine lors des combats de rue (OC I, 574), ou lorsqu'il se décide à partir seul avec sa bombe: "Jamais il n'eût cru qu'on pût être si seul" (OC I, 647). 13 Le rapport disciple-maître qu'il a avec le vieux Gisors a ses limites (OC I, 551), tout comme la co nnaissance que ce dernier a de son propre fils, Kyo à qui finit par s'accrocher sa phrase souvent répétée: "Il n'y a pas de co nnaissance des êtres" (OC I, 554). Kyo découvre, à la première écoute de sa voix enregistrée, que personne ne vous connaît comme vous vous connaissez vous-même, de l'intérieur (OC I, 520)&emdash;expérience, dira Malraux des années plus tard, à l'origine du titre du roman. Ferral, qu'il couche avec Valérie ou avec une prostituée chinoise, ne possède que "la seule chose dont il fût avide: lui-même" (OC I, 682). La mythomanie de Clappique le sépare des autres et de lui-même. La solitude, la séparation, l'incommunicabilité semblent caractériser la condition humaine.

L'humiliation est aussi au rendez-vous, celle de König, par exemple, qui a "pleuré comme une femme, comme un veau" quand, prisonnier, on lui a enfoncé des clous dans les épaules. Il se venge en torturant et en tuant autant de communistes que possible (OC I, 707). "Solitude et humiliation totales" pour Kyo en prison, où il laisse "une part immonde de lui-même" (OC I, 718, 721). Humiliation de Valérie par Ferral, de Ferral par Valérie. Humiliation de Hemmelrich, dont la vie entière n'a été que misère (OC I, 642) et que femme et enfant malade empêchent de participer comme il le voudrait à l'action des insurgés. Humiliation de Kyo devant sa propre réaction navrante à l'aveu d'infidélité passagère de sa femme, May&endash;transposition romanesque de l'expérience de Malraux auprès de sa première femme, Clara. Humiliation collective, en arrière fond comme déjà dans Les Conquérants, de tout un peuple d'humiliés, de méprisés, de mal-aimés auxquels les Kyo, les Katow tentent de donner un minimum de dignité humaine.

Qu'y a-t-il en face de toute cette humiliation? Y a-t-il une réponse à tous ces humiliés, à ces mal-aimés? Il y a au moins quelques bribes de réponse. Kyo surmonte son orgueil blessé et revient checher May, comprenant "qu'accepter d'entraîner l'être qu'on aime dans la mort est peut-être la forme totale de l'amour, celle qui ne peut pas être dépassée" (OC I, 660). En prison, le même Kyo vient en aide à un vieux fou sauvagement battu, en payant de sa personne. Il incarne lui-même la dignité humaine dont il a parlé devant König. Il y a Katow devant la détresse de Hemmelrich, les "mains ouvertes, comme Jésus-Christ, pour qu'on y mette des clous..." (OC I, 661), qui le console comme il peut: "Si on ne croit à rien," lui dit-il, "surtout parce qu'on ne croit à rien, on est obligé de croire aux qualités du cœur quand on les rencontre, ça va de soi" (OC I, 663). Katow est habité par le souvenir de sa propre femme morte, dans un passage qui mérite d'être cité car il s'approche du régime d'échanges mystérieux du monde de Mauriac:

Revenu de Sibérie sans espoir, battu, ses études de médecine brisées, devenu ouvrier d'usine et assuré qu'il mourrait avant de voir la révolution, il s'était tristement prouvé un reste d'existence en faisant souffrir une petite ouvrière qui l'aimait. Mais à peine avait-elle accepté les douleurs qu'il lui infligeait que, pris par ce qu'a de bouleversant la tendresse de l'être qui souffre pour celui qui le fait souffrir, il n'avait plus vécu que pour elle, continuant par habitude l'action révolutionnaire, mais y emportant l'obsession de la tendresse sans limites cachée au cœur de cette vague idiote (OC I, 664).

Comme il essaie de l'expliquer à Hemmelrich, "un homme qui se fout de tout, s'il rencontre réellement le d'vouement, le sacrifice, un quelconque de ces trucs-là, il est perdu" (OC I, 663)... ou plutôt, dirions-nous avec Mauriac, il est sauvé. C'est ce même Katow qui va donner plus que sa vie, qui va donner sa mort facile, à deux camarades incapables de faire face à la torture, en leur donnant, par deux fois, son cyanure. Il se sacrifie, il se substitue à eux littéralement en acceptant d'être jeté vivant dans la chaudière à leur place.

L'Espoir, de nouveau, se déroule sur un arrière fond de mal-aimés, le peuple espagnol méprisé, humilié par les nantis. Et pour la première fois chez Malraux, le peuple a voix au chapitre. Celle de Barca, par exemple: "le contraire de ça, l'humiliation [...], c'est pas l'egalité. Ils ont compris quand même quelque chose, les Français, avec leur connerie d'inscription sur les mairies: parce que, le contraire d'être vexé, c'est la fraternité." 14 Derrière les considérations politiques ou la nécessité d'organiser l'apocalypse, il y a cette opposition entre la droite et la gauche espagnoles qui sont séparées par "le goût ou l'horreur de l'humiliation." (OC II, 178). 15

La réponse à l'humiliation est la fraternité active de ceux qui risquent leur vie pour leurs frères humiliés. Le passage le plus émouvant, pour moi, dans tout Malraux est placé dans la bouche d'un ancien moine qui improvise l'histoire du Christ-Jésus qui a voulu naître en Espagne, histoire que Malraux reprendra dans les Antimémoires et dans La Corde et les Souris 16 (indication de l'importance qu'elle avait pour lui aussi). Il raconte que le Christ est vivant dans les pauvres et les humiliés d'Espagne, et ceux de tous les pays qui connaissent assez la pauvreté pour mourir contre elle viennent se coucher les uns après les autres sur la terre d'Espagne, jusqu'à ce qu'une étoile jamais vue se lève au-dessus d'eux (OC II, 153-155). On pourrait imaginer une telle ré-actualisation des écritures dans les communautés de bases chretiennes au Nicaragua ou au Salvador. Il est assez étonnant de le lire, et par trois fois, sous la plume de cet "agnostique absolu".

La descente des aviateurs étrangers blessés ou morts vers la fin du livre&emdash;image qui dans le film Espoir prend la forme en Z d'une descente de croix&emdash;incarne ce don désintéressé de soi, comme il sera évoqué de façon étonnante dans la scène de l'attaque par les gaz sur le front russe dans Les Noyers de l'Altenburg, scène d'autant plus étonnante que ce livre, écrit en pleine occupation allemande, montre d'ordinaires soldats allemands risquant leur vie pour venir en aide aux Russes gazés.

Il y a de ces expériences-clés, qu'elles soient vécues, rêvées ou imaginées, dans "cette humiliante, morne et inquiétante aventure qui s'appelle la vie"(OC II, 753)&emdash;l'expression est du narrateur des Noyers&emdash;expériences qui permettent aux mal-aimés que nous sommes tous, sur un plan ou sur un autre, de regarder la vie, de nous regarder nous-mêmes, d'un regard neuf. L'étonnement de ce même narrateur devant la vie, à la fin du roman, est celle de Malraux lui-même vers la fin de sa vie où j'ai eu l'occasion d'en parler avec lui: "Tout cela aurait pu ne pas être..." Il termine ce dernier roman de Malraux en termes qui rappellent, toutes proportions gardées, la découverte de Louis à la fin de sa vie.

"A peine si je me souviens de la terreur; ce que je porte en moi, c'est la découverte d'un secret simple et sacré.

Ainsi, peut-être, Dieu regarda le premier homme..." (OC II, 767).

 

Brian THOMPSON

Université du Massachusetts/Boston

 

[Ce texte est celui d'une communication faite lors d'un colloque international sur François Mauriac en octobre 1997 à Paris. Il sortira dans les actes du colloque dans la collection "François Mauriac et son temps."]

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1.  "Il me semblait que j'expiais le malheur d'avoir été, depuis l'enfance, exagérément couvé, épié, servi. Je fus, en ce temps-là, avec elle, d'une dureté atroce. Je lui reprochais l'excès de son amour. Je ne lui pardonnais pas de m'accabler de ce qu'elle devait être seule au monde à me donner, de ce que je ne devais connaître jamais que par elle" (Le Nœud de vipères dans Œuvres complètes, tome III, Bibliothèque Arthème Fayard). Les références de page entre parenthèses dans le texte renvoient à cette édition.

2. Sur la verve parfois excessive de Mauriac, voir mon "François Mauriac polémiste quoique ou parce que chrétien," Cahiers François Mauriac 8 (Grasset, 1981), 174-186.

3. Claude Tannery, Malraux, l'agnostique absolu, ou la métamorphose comme loi du monde (Gallimard, 1985).

4. Aux antipodes de Mauriac, Malraux parle rarement de son être intime: "[...] je m'intéresse plus à l'intimité des autres qu'à la mienne. Déjà Gide s'en étonnait: "Mais enfin, cher, vous ne vous sentez jamais singulier?"" "Ma mémoire ne s'applique jamais à moi sans effort[...] Je ne me souviens pas de mon enfance" (Le Miroir des limbes [Gallimard, 1976], 589, 881).

5. Par exemple le "sentiment panique de Claude, enfant, devant les serpents et les crustacés vivants" (OC I, 422).

6. Cf. les "crustacés et insectes colossaux des rêves de son enfance," sa terreur des pieuvres (OC I, 718-719).

7. Geoffrey Harris, "André Malraux: Multiple Ways of Being," Revue André Malraux Review , vol. 24, no. 1/2 (1992), 84-96. Ce numéro spécial du RAMR existe également sous forme de monographie: André Malraux and Cultural Diversity; Essays in Honor of Henri Peyre / André Malraux et "la pluralité des cultures": Essais en l'honneur de Henri Peyre , Monographies RAMR Monographs 3, éd. Françoise-E. Dorenlot et Robert Thornberry, 1994. Voir mon "Passion et compassion chez Mauriac et Malraux" in L'Observation des passions dans l'œuvre de François Mauriac, coll. "François Mauriac et son temps" 4 (1996), 29-44.

8. André Malraux , Œuvres complètes, vol. I (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989), xxvi. Les références aux romans de Malraux entre parenthèses ci-après renverront aux trois volumes des Œuvres complètes en Pléiade sous le sigle OC.

9. Malraux reconnaît pourtant, sous la plume d'un personnage de La Tentation de l'Occident, que "la suprême beauté d'une civilisation affinée, c'est une attentive inculture du moi". Lui qui "ne [s]'intéresse guère", selon ses Antimémoirs (Le Miroir des limbes, 4) dépense une certaine énergie à soigner sa légende.

10. "Ils sont construits," continue-t-il, "sur le modèle des héros des Liaisons dangereuses vus par Malraux, et la source de l'énergie n'est pas différente chez Mme de Merteuil, chez Hong, chez Klein et chez Garine" (OC I, 982).

11. Michel Autrand cite, très à propos, Micheline Tison-Braun: "Il est dur, anxieux, fermé. Sa violence n'est pas l'explosion d'une vitalité conquérante; elle est lourde de lassitude et de haine. Elle a l'âpreté d'un règlement de comptes avec on ne sait quoi d'absurde et d'immonde. Elle vise moins à conquérir qu'à se venger" (La Crise de la conscience européenne, tome II [Nizet, 1967], 432). Voir OC I, 997.

12. "Démon" est peut-être à prendre au sens fort ici. C'est l'effort d'avilir l'homme qui amènera Malraux, des années après, à appeler les camps de concentration la réapparition de Satan sur la terre: "L'enfer n'est pas l'horreur; l'enfer, c'est d'être avili jusqu'à la mort [...]; l'affreuse abjection de la victime, la mystérieuse abjection du bourreau. Satan, c'est le Dégradant" (OC III, 467).

13. Une étude récente montre combien les déracinés comme Tchen et Hong, les métis comme Kyo, sont isolés en plus par rapport aux deux cultures dont ils sont empreints. Voir Marie-Paule Ha, "The Cultural Other in Malraux's Asian Novels", The French Review, vol. 71, no. 1 (October 1997), 33-43.

14. L'Espoir , dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1996, 82. Les références de page entre parenthèses dans le texte renvoient à cette édition.

15. Autrement dit, c'est "le besoin de la fraternité contre la passion de la hiérarchie" (ibid.).

16. Le Miroir des limbes, Bibliothèque de la Pléiade, 255-257 et 913-914. Malraux aurait soi-disant assisté à cette scène personnellement: "Je pensais à d'autres combats et à d'autres chambrées, au moine espagnol républicain dont j'ai parlé dans L'Espoir. Je l'avais entendu raconter dans la nuit, à des miliciens et à des soldats des Brigades internationales, avec l'éloquence sauvage des improvisateurs populaires, la dernière incarnation du Christ dans la région la plus désolée d'Espagne, les Hurdes" (ibid., 255-256). Il me semble peu probable que Malraux ait pu comprendre un tel récit en espagnol, mais il se l'est peut-être fait traduire. Cela fait longtemps que ce texte m'intrigue et que je me pose des questions sur son origine.

 

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