Kent

 

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Aller de l'univers des "Sex Pistols" à celui de Trenet, ce pourrait être un résumé de la trajectoire de Kent. Hier, hurleur-leader des "Starshooter," le plus drôle des groupes punk français, aujourd'hui, chanteur griffé trendresse, incarnant une chanson réaliste à l'aube du 21e siècle.

Retour arrière: à la fin des années 70 jaillit des caves une myriade de groupes affamés qui rompent avec le mimétisme anglo-saxon de leurs aînés et assument leurs spécificités françaises: Téléphone, Marie et les Garçons, Stinky Toys, Bijou... et Starshooter, quatuor teigneux né sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon. Textes rentre-dedans, boogie expéditif, humour, urgence. Les maisons de disques qui n'ont rien vu venir, signent à tour de bras et Starshooter tourne d'abondance dans nos belles provinces.

En 1982, après Pas fatigué, quatrième album LP au titre trompeur quand à l'état du groupe, séparation. Kent entame une carrière solo. Marquée d'abord par le fameux 45 tours, "C'est la merde," puis l'abum Amours propres (1982), "Tiny Tito" (1983, maxi 45 tours assorti d'un vidéo-clip), enfin "Tout petit doute" (1984), 45 tours incompris qui le sépare de sa maison de disques.

En 1985, Embalao est le second album solo de notre Lyonnais. Deux titres font mouche: "On veut des héros" et "Cosimo Liparti,", titre coloré "chanson réaliste." Mais dans cet album de transition, ce qui déjà retient l'attention, c'est la tendance au hors-jeu d'un Kent modifiant insensiblement son registre, à l'image de "Bamiléké," titre-souvenir d'un Cameroun où il alla se ressourcer.

De fait, à la réécoute de tous les enregistrements de cette période, on y perçoit une quête brouillonne, une difficulté à s'assumer sinon un certain désarroi. A posteriori, Kent évalue le malaise: "le non-conformisme de la rébellion était devenu un nouveau conformisme... Je n'avais plus envie de débattre de la pureté du rock par rapport à la chanson. Le rock n'était plus défendable, il avait oublié sa révolte, il était devenu un objet de consommation... Tenir au rock traduisait la peur de vieillir, alors que c'était bien aussi, de vieillir".

Durant ces années de transition il a, lentement, tourné la page. Ses années lyonnaises&endash;un milieu modeste, la découverte du rock, le lycée, le bac, le travail en usine&endash;ne lui avaient pas laissé beaucoup d'options. Kent met au profit son deuil post-rock pour réinventer une identité musicale qui se nourrit aussi bien de la bande dessinée (il se fait publier chez "Les Humanoïdes associés" ou "Futuropolis" notamment avec "Les Aventures de Bob Robert, l'aviateur"), de l'écriture, des musiques du monde, et des personnalités que le cher "hasard objectif" met sur sa route. Ainsi, après l'album Le Mur du son (1987), sa collaboration avec Jacques Bastello s'avère fructueuse, accouchant successivement de A nos amours (1990), Tous les hommes (1991), D'un autre occident (1993), albums qui signent un virage assez radical.

Qu'il est loin, le temps de Starshoot'! Ceux qui, au tournant des années 90, le découvrent, tombent sous le charme d'un interprète résolument hors des sentiers battus. Présence scénique, regard ironique sur la marche du monde, allant communicatif, sérénité dans le swing, et chanson d'une grande fraîcheur de ton. Sans ambage, Cokenstock (son pseudo d'auteur, référence à Hergé oblige) va au devant des salles, émeut, partage d'abondance sa joie simple de chanter, d'échanger ses utopies. Au point que même cette voix qu'il tenait hier en suspicion, à présent débarrassée de ses complexes, s'assume.

La mutation s'est faite à la loyale. Au moment où son avenir de saltimbanque était des plus sombres, tournant le dos aux recettes du "métier," il est reparti à la rencontre du public et, fantassin du petit couplet, salle après salle, a renoué avec la seule vérité qui compte, celle du spectacle vivant. Le naturel de son propos, de son engagement, séduisant au-delà de toute attente.

Bien évidemment, au fil de ce succès, d'aucuns se sont doctement interrogés sur la balistique de ce nouveau positionnement, qui allait devenir celui d'une chanson alternative dont Kent est une des figures de proue. A ce paradoxe, il répondra par un joli texte. "Ce sont les enfants du rock qui ne veulent pas reprendre le fond de commerec de leur père. Quant à leur grand-mère, ils la connaissent mal mais ont dans leurs gènes sa verve et ses rythmes... Ils peuvent se réclamer sans distinction des Clash et de Barbara, voire même du folk et de la variété... Mais ils ne s'en laissent pas conter quand il s'agit de leur authenticité".

Vérité de l'inspiration et de l'interprétation: Kent a rencontré l'attente d'un public, souvent jeune, lassé d'une production technocratisée et prévisible. De fil en aiguille, ce naturel lui a fait fréquenter l'univers de gens comme Brel, Ferré, Prévert, moins par revivalisme que parce qu'ils sont perçus comme des frères en élégance et en non-conformisme. A cause de ses dispositions buissonnières ses albums sont peut-être déroutants pour certains, en tous cas sertis de choses délectables, le patchwork de ses répertoires exprimant sa manière instinctive de réagir aux événements.

La tonalité de ses albums rend bien compte de sa manière de fonctionner, un peu à manière des peintres qui ont leurs "périodes," leurs "saisons." A nos amours, album très griffé Prévert, avait parfois des allures de manifeste quand il dénonçait un monde d'apparences, d'immobilisme, d'indifférence qui rapetisse les individus. Tous les hommes, mezzo voce métaphysique, révendiquait le droit au rêve dans un monde au cosmopolitisme bien compris. D'un autre occident fustigeait un hémisphère nord qui impose sa manière de vivre au reste de la planète. Une sorte de trilogie, par ailleurs riche de textes plus intimes et d'interludes littéraires, à travers laquelle Kent semble avoir pris acte des années quatre-vingt, dont on sait combien elle furent celles de la frime, du fric et des faux-semblants. Avec son nouvel album, Nouba, c'est un Kent plus serein que l'on découvre. Preuve flagrante: les chansons d'amour font l'essentiel de la galette. Quand à l'esprit c'est du côté de la Méditerranée que tirent les climats, suggérant une Afrique fantasmée, celle perçue à travers son quartier de Belleville, façon de rappeler que la chanson française a toujours eu des racines pluriculturelles. Kent soulignant: "Je n'ai pas besoin d'être arabe ou américain pour écouter de la musique arabe ou américaine. On peut faire la même chose avec notre musique. Elle ne doit pas être codée, "référencée." Il faut vraiment la sortir de son histoire. Les Africains nous en donnent en ce moment la meilleure leçon. Ce sont des gens qui ont réussi à faire aimer leur musique dans le monde entier car ils ont su s'adapter au monde moderne sans trop de dommage. C'est le genre d'exemple à suivre".

Globe-trotter tardif, dilettante de bon aloi (trois romans, de la BD, un peu de cinéma...), homme friand d'expériences... Derrière les doutes l'on perçoit un chanteur-citoyen, fibre rock, esprit pastel, dont la gourmandise du monde, la curiosité de l'autre, les partis-pris nous changent de bien de ses pairs prenant la pose ou ayant des indignations sélectives. C'est peut-être une faiblesse d'image pour les distributeurs d'étiquettes, c'est pour le moins ce qui fait sa qualité. Toutes propriétés que l'on retrouve sur scène où l'effet Kent est manifeste, son dernier duo avec Enzo Enzo (à laquelle il offrit auparavant "Juste quelqu'un de bien", titre couronné par les Victoires de la musique) en ayant fourni une preuve épatante.

Frank TENAILLE

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