Amour et rédemption dans Les Anges noirs et L'Agneau

 

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Comme La Comédie humaine pour Balzac ou La Condition humaine pour Malraux, Les Mal-aimés est un titre qui pourrait pratiquement servir à toute la production romanesque et théâtrale de Mauriac, et non simplement à la pièce qui le porte nommément. En effet, c'est un thème qui doit avoir ses racines profondes dans l'expérience intérieure de Mauriac et qui se reflète dans la vision de l'homme et du monde qui transperce dans ses écrits de fiction où, selon Mauriac lui-même, l'être secret de l'auteur se révèle même à son insu: "seule, la fiction ne ment pas; elle entrouvre sur la vie d'un homme une porte dérobée par où se glisse, en dehors de tout contrôle, son âme inconnue". 1

Au centre de la vision du monde chez Mauriac, créateur de tous ces mal-aimés, se trouve, paradoxalement, l'Amour, l'Amour qui est le nom de Dieu que balbutie Louis en mourant dans Le Nœud de vipères. Mais le monde que Mauriac dépeint, le monde où doivent évoluer et créateur et personnages, est marqué par le péché, sous le règne du mal, sinon même du Malin, de Satan, comme le médite Alain Forcas en lisant la lettre de Gradère dans Les Anges noirs :

"Et voici qu'un être invisible a reçu le pouvoir de brasser cette matière affreuse&endash;un archange! (et la plupart des hommes ignorent même qu'il existe...) Il ne brasse pas seulement tout l'immonde de ces pauvres cœurs, il utilise aussi leur désir de tendresse, leur passion de se donner..." (p. 314) 2

Que fait l'Amour dans cette histoire? Pour le chrétien qu'est Mauriac, l'Amour divin s'est laissé crucifier&endash;littéralement&endash;par les forces du mal pour racheter les êtres humains assujetis ou abîmés par le péché, défigurés par manque d'amour, traqués par le mal. C'est l'économie du salut mauriacien&endash;ou tout simplement chrétien&endash;qui se lit en filigrane en-dessous de l'intrigue de maints romans ou pièces mais qui est assez explictement développée dans ces deux romans aux titres combien évocateurs, Les Anges noirs et L'Agneau. Certains êtres, mal-aimés eux-mêmes, choisissent d'entrer dans cette économie et de participer à ce rachat, à cette rédemption des autres, acceptant la souffrance à l'image du Christ sur la croix, s'offrant pour les autres mal-aimés dont certains, attirés, comme aimantés par le mal, découvrent ou redécouvrent par là-même que l'Amour existe.

Dans ces deux romans l'on pourrait dire que pratiquement chaque personnage est un mal-aimé, sur un plan ou sur un autre. Dans Les Anges noirs, par exemple, le jeune prêtre, Alain Forcas, cet "ange" (p. 216) blanc qui contre-balance les anges noirs du titre, est entouré de paysans féroces, comme lié au poteau (p. 215), il souffre de leur "haine positive, virulente", de leur "mépris enraciné" (p. 262), il sent que tout le monde le hait, le méprise (p. 304). Sur un tout autre plan, il est aimé mal, c'est-à-dire illicitement, par sa propre sœur, Tota (p. 284). Il n'est pas le seul, d'ailleurs, à être aimé mal comme nous le verrons.

Dans l'ensemble du roman Alain est présenté explicitement ou de façon métaphorique comme figure du Christ, du serviteur souffrant annoncé déjà par Isaïe. Il doit tout accepter, comme le Christ, qui lui souffle en prière: "Tu n'as pas à comprendre mais à me ressembler..."(p. 261). Il résiste à la tentation de balayer la jonchée ignominieuse à sa porte&endash;signe ricaneur de sa relation ambiguë avec sa sœur&endash;, et reste au lit, les mains "clouées en croix sur sa poitrine"(p. 263). Gradère trace pour Mathilde un portrait d'Alain qui fait écho aux prophéties d'Isaïe comme aux récits de la Passion:

"Il est la risée du village. Il est accablé de ridicule, de honte. Un lâche: on le couvre de crachats et il se tait. On le mènerait à la boucherie et il ne pousserait pas le moindre bêlement. Les autres le chargent de tous les actes immondes qu'eux-mêmes accomplissent dans le secret, et il consent à les assumer. Il résiste au désir de crier que ce n'est pas lui: un pauvre rebut humain, un souffre-douleur dont tout le monde se moque, et il ne trouve rien à répondre" (p. 330).

C'est ainsi qu'Alain prendra sur lui le péché, il assumera la souffrance de Gradère et en échange, comme le Christ dans son agonie au jardin, il est "troublé jusqu'à l'angoisse"(p. 365), il se sent perdu (p. 367). Cependant, une voix intérieure s'élève du plus profond de lui-même, le touche au cœur: <<Je suis là, ne crains rien. J'y suis, j'y suis pour toujours.>> Et, appuyant sa tête suante contre la croix formée par la montée de la fenêtre, il a l'expérience mystique d'un baptême dans le sang du Christ: "A son front, il sentit la meurtrissure du clou énorme, et le sang tiède qui, ruisselant des pieds sacrés, mouillait ses cheveux" (p. 367). Il accepte cette participation aux souffrances endurées par le Christ pour, comme lui, participer au rachat de ses frères, et surtout, en l'occurence, de son double, l'ange noir du titre, Gabriel Gradère.

Gradère, lui, au départ de la vie, ne semble pas être un mal-aimé. Physiquement beau, déjà enfant il plaisait (p. 217), c'était l'élève le plus aimé de la classe (p. 219), un "ange" lui aussi, mais d'une tout autre espèce qu'Alain. 3 Si ce n'est pas d'abord un mal-aimé, dès son enfance il est lui aussi aimé mal, c'est-à-dire pour son apparence angélique qui ne reflète en rien la réalité de son cœur. 4 Il sait en profiter au maximum. De plus, dans le secret, Gradère est aimé par Satan: il est comme aimanté par le mal, il se sent étrangement protégé, à l'abri (p. 231), sûr de réussir dans la vie, mais ressent en même temps la douleur atroce d'être possédé, d'être tenu à jamais (p. 232).

Jeune homme, Gradère est aimé également par Adila, elle l'aime même "envers et contre tout" (p. 240), souffrant de ne pas être aimée de retour. Au contraire, Gradère la maltraite et la manipule, la torturant en lui faisant croire que c'est elle qui l'a débauché, garçon innocent et angélique qu'il était. L'amour pur d'Adila est ainsi tourné en dérision, Gradère le déforme, en fait un mal dans l'esprit d'Adila. Elle supporte tout, par amour de leur fils, et, selon le jeune prêtre, Alain Forcas, meurt en sainte, en martyre (p. 328). Mauriac laisse sous-entendre que cette mal-aimée y est pour quelque chose aussi dans le rachat de son mari possédé par le mal: pendant sa dernière maladie, elle ne parle que de lui, et Gradère lui-même suggère la réalité cachée dans sa mort simple et "sans grandes manifestations": "Avouez que c'est une croyance bizarre, ce rachat par la souffrance, ce sacrifice d'une vie qui d'ailleurs ne dépend pas de nous... Mais peut-être que la vérité est bizarre..." (p. 240) En effet , cet ange noir, Gradère, sera étrangement attiré vers son double, Alain, et finira&endash;tout assassin, proxénète et disciple de Satan qu'il a été&endash;par mourir dans une "inimaginable paix" tandis qu'Alain prend sur lui-même les angoisses antérieures de Gradère (p. 367).

Ce regime d'amour, d'échange et de rachat est au centre de ce roman qui pourrait sembler, au premier regard, aussi noir que le titre le laisserait supposer. Même les autres personnages, sans exception des mal-aimés, y sont impliqués. Mathilde, par exemple, vit dans le désespoir depuis 20 ans (p. 273), tout est mort en elle (279). Jeune fille, elle aussi aimait Gradère mais lui, déformé dans sa vie affective et déjà père d'un fils illégitime avec Adila, n'a pas pu répondre de façon adéquate à cet amour. Trahie et mal aimée par Gradère, Mathilde ne trouve aucun amour non plus chez son mari ni chez sa fille: tous deux se méfient d'elle, non sans raison. Il semble que l'amour déçu de Mathilde pour Gradère ait été reporté sur son fils à lui, Andrès, qu'elle couve et chérit comme si c'était son propre fils, le préférant à sa fille, Catherine, mais l'accaparant pour elle-même de manière possessive. Voilà encore un personnage qui aime, mais mal en ce qui concerne Andrès et Catherine.

Mathilde finira tout de même par entrer, elle aussi, bien que de façon tâtonnante et incertaine, dans l'économie d'amour et de rachat qui constitue la trame souterraine du roman car elle finit par comprendre qu'il existe une autre force en face du mal et de la souffrance, elle en a vu les fruits: "Adila était sauvée, l'enfant criminel qui l'avait corrompue était déjà plus qu'à demi engagé dans le ciel" (p. 363). Elle a en outre surpris Alain en priere, les bras en croix, "un homme à qui Dieu parlait" (p. 363). Sans y voir bien clair, Mathilde est prête à tout prendre sur elle pour venir en aide à son cher Andrès: "De cette foi tant bien que mal rallumée, son cœur ne retenait d'abord que le pouvoir de souffrir pour un autre" (p. 364). 5 A la fin du roman elle se sent libre et vivante pour la première fois depuis sa jeunesse, et se tourne obscurément vers Dieu, "en aveugle qui croit à la lumière" (p. 363). Elle est sauvée du désespoir où elle languissait depuis si longtemps. Gradère, en les aimant si mal, a peut-être contribué, de façon bien involontaire, à l'ascension spirituelle de ces deux femmes, Mathilde et Adila.

Andrès, fils naturel d'Adila et de Gradère, est aimé, mais mal, d'abord par son père qui se désintéresse totalement de lui pendant des années et qui l'exploite une fois qu'il le retrouve jeune homme (p. 242), et ensuite par Mathilde qui l'a quasiment adopté après la mort d'Adila. Il finit par comprendre que l'amour de Mathilde n'est pas désintéressé puisqu'elle le garde auprès d'elle, sans doute comme ersatz de Gradère, au lieu de lui faire découvrir le monde au-delà du village comme l'aurait fait une mère vraiment dévouée au bien de son fils. 6 Par ailleurs, Andrès se sent mal-aimé ou pas aimé du tout, il se considère un "triste insecte" incapable de plaire aux femmes. Il compte sur son libertin de père pour le lui apprendre (p. 338), avant de conclure que Gradère, lui non plus, ne l'aime pas de façon désintéressée. C'est à travers Tota, la sœur d'Alain Forcas, qu'il découvre tout ce qui lui manquait jusque-là sur le plan de l'amour (p. 272), surtout la passion amoureuse. Mais sa liaison avec elle, cette "saleté" aux yeux de Catherine (p. 313), n'est pas sans ombre: effectivement, quand ils ne sont pas dans l'obscurité et que Tota peut le voir, il la dégoûte (p. 283): là encore Andrès est aimé mal, pour des raisons toutes sensuelles. Andrès désespère de l'amour et, assez longtemps, ne peut apprécier ni même supporter la dévotion simple et aveugle de Catherine à son égard: elle incarne pour lui la "mante religieuse" prête à dévourer le pauvre mâle qui lui tomberait entre les pattes (figure brutale qui n'est pas sans recurrence sous la plume de Mauriac ). 7 Grâce peut-être à Mathilde, Andrès finit par mettre une croix&endash;pardonnez-moi le jeu de mot&endash;sur sa relation avec Tota, à accepter d'être séparé d'elle et finit même, dans la dernière phrase du roman, à vaincre son ressentiment vis&endash;à-vis d'Alain et à "découvrir combien ils s'aimaient" (p. 367). Voilà un autre mal-aimé de "sauvé", du moins dans une certaine mesure.

Catherine, la fille de Mathilde, est elle aussi une mal-aimée. Sa mère, toute tournée vers son Andrès chéri, ne fait aucune attention à elle, elle ne compte pour rien. Dans l'esprit de tous elle est donnée d'avance comme femme à Andrès: elle est traitée en objet comme la maison ou les pins. Quand arrive le moment des fiançailles tant attendues, elle refuse de se laisser faire&endash;est-ce par calcul, est-ce par dépit?&endash;bien qu'elle adore Andrès. Elle finira par être sa femme, par être "heureuse," de façon douce-amère, auprès d'un mari qui pense à une autre: "Elle tenait dans ses bras cet absent bien-aimé. C'est mieux que rien, le corps" (p. 360). Catherine restera mal-aimée, mais elle est tout de même heureuse: elle parle à sa mère avec la "douceur inattendue de celle qui se sait la plus riche..." (p. 363)

Dans ce roman "noir" peuplé de mal-aimés, de personnages déformés dans leur affectivité, déçus par la vie, trahis par les autres, voués au mal mais assoiffés d'amour, il sourd donc en filigrane un autre thème presque aussi constant: le rachat de ces mêmes mal-aimés par ceux d'entre eux qui, à l'image du Christ, prennent sur eux de souffrir, de s'offrir pour les autres, de refléter dans ce monde l'Amour même de Dieu pour ses brébis égarées: <<Je suis là, ne crains rien>>.

Ce thème est tout aussi central dans L'Agneau, dont le titre évoque évidemment l'agneau de Dieu désigné par Jean-Baptiste, 8 le Christ qui s'immole pour sauver ses frères, qui prend sur lui, tel un bouc émissaire, les péchés des autres pour les racheter, pour les sauver du mal auquel ils sont assujettis ou plus ou moins sciemment voués.

Ce thème du salut est évoqué nommément dès la toute première conversation entre Jean de Mirbel et sa femme, Michèle, qui précède le récit même de l'intrigue du roman et qui devrait donc orienter notre lecture du roman tout entier: "Que crois-tu? qu'imagines-tu?" demande Jean, et Michèle de lui répondre: "Qu'il voulait te sauver? C'est cela après tout..." (p. 460).

Comme dans Les Anges noirs, l'intrigue va se jouer entre mal-aimés de diverses espèces. Dès la première page, Xavier se rend compte de la mésentente profonde entre un homme et sa femme encore inconnus qu'il observe sur le quai de la gare&endash;Jean de Mirbel et Michèle&endash;qui ne se regardent ni ne se parlent (pp. 461-462). L'homme semble se désintéresser totalement de sa femme, pour qui Xavier se découvre un intérêt puissant, une "périlleuse délectation" (p. 464), peut-être parce que lui aussi est un mal-aimé. D'abord, il ne s'aime pas, ou du moins, "le sentiment de sa misère" l'accable (p. 465). De plus, il est méprisé par sa propre famille: son père est sûr qu'il n'arrivera jamais à rien. Son frère est encore plus dur: "Tu es dingue! Tu es un pauvre type. Tu le seras toute ta vie" (p. 469), lui crie-t-il. Xavier a fini par le croire lui aussi: il se dit le "fruit sec" de la famille, la part de Dieu, "celui qui ne peut servir à rien d'autre"(p. 475).

Dieu semble avoir, soit dit en passant, une certaine prédilection pour les petits, les derniers, ceux qui sont mal vus par les nantis, ceux qui ne sont pas pleins d'eux-mêmes, qui n'ont droit à rien et qui peuvent donc recevoir de bon cœur, comme des dons gratuits et immérités, les grâces de Dieu. Songeons par exemple au roi David, petit dernier qui faisait paître les troupeaux de son père, ou au petit Joseph, jalousé et vendu en esclavage par ses frères, dont Xavier racontera de façon émouvante l'histoire&endash;encore une histoire de mal-aimé et de rachat.

Reformé du service militaire comme Mauriac lui-même, Xavier a le sentiment d'avoir été "mis de côté en vue d'un autre sacrifice" (p. 465). Comme Gradère qui se sentait tenu à jamais par Satan, Xavier se sent tenu par Dieu:

"Oh! présence, oh! certitude! Cette main qui le tenait, dont il sentait la brûlure, devenait un étau parfois au point qu'il perdait le souffle. Sans doute le pousserait-elle où il n'imaginait pas qu'il pût aller." (p. 465) La formulation rappelle la parole de Jésus à Pierre: "lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas" (Jean 21:19)&endash;parole que l'évangéliste interprète au verset suivant comme une annonce de la mort de ce même Pierre, crucifié lui aussi, comme nous pourrions pressentir ici le sacrifice de Xavier. 9

C'est l'amour qui est au centre de la vie de Xavier. Il affirme à Mirbel que Dieu existe "puisque je L'aime" (p. 471), et qu'il veut devenir prêtre pour aimer, pour être "plus libre d'aimer," pour pouvoir "se donner tout entier à chaque être sans trahir personne" (p. 470). Non, comme Mirbel le lui reproche, pour "compter parmi le petit nombre de ceux qui ne sont pas voués au désespoir éternel" mais au contraire pour "être du côté des pécheurs, pour leur être consacré, livré, sauvé avec eux, perdu avec eux..." (p. 477).

Mirbel, lui, se compterait parmi ceux qui sont voués au désespoir. Enfant battu par son père, déçu par sa mère infidèle (p. 527), il est lui aussi méprisé par ses parents&endash;non sans raison, pourrait-on dire, mais à qui la faute?&endash;, ils l'appellent une tête brûlée, un débauché (p. 472). Mal-aimé, mal-aimant, sur le point de divorcer d'avec sa femme, il est encore plus méprisé par sa belle-mère, la fameuse pharisienne déjà connue du roman du même nom, Brigitte Pian. Elle supposera le pire dans les relations entre Mirbel et Xavier, les mettant tous les deux dans le même sac, comme elle l'explique à ce dernier:

"Je suppose, mon pauvre enfant, que ce n'est pas un hasard si vous avez rencontré quelqu'un de votre race, ni si vous l'avez suivi. Je doute qu'il puisse vous faire beaucoup de mal [...] Vous ne pouvez, Jean et vous, qu'additionner vos poisons" (p.525).

Et devant cette "Parque" qui le maudit, Xavier garde le silence, s'associant, comme Alain Forcas, au silence de Jésus devant ses accusateurs: "Il s'efforçait de chasser les trois mots du récit de la Passion qui l'obsédaient: <<Jesus autem tacebat>>... Il se taisait pourtant lui aussi [...]" 10

Mais cette rencontre avec Mirbel n'est pas un hasard pour Xavier non plus persuadé qu'il est que Mirbel lui a été adressé, qu'il est entré dans sa vie pour ne plus en ressortir. Pour lui, la Communion des Saints est devenue, par la pratique plus que par simple théorie doctrinale, une évidence: on ne se sauve ni ne se perd tout seul et, selon son credo particulier, "chaque élu avait le pouvoir d'entraîner derrière lui toutes les âmes, apparemment reprouvées, qui lui était adressées" (p. 473).

Xavier se sent perpétuellement attiré en effet vers certains êtres "pour leur donner sa vie, jusqu'à l'agonie" (p. 479)&endash;allusion christique évidente&endash;à tel point que cela pourrait paraître une recherche presque morbide de la mort, d'une mort choisie ou au moins assumée pour sauver un tel, une telle, comme l'analyse Mirbel après coup: "Un seul être existait pour lui tout entier, âme et corps, et puis il passait à un autre, comme s'il eût cherché celui pour lequel il devait mourir" (p. 485). Mirbel en devient même jaloux: "il me fallait cette victime pour moi tout seul, tu comprends? Je ne voulais la partager avec personne. Ce n'était pas trop de cette jeune vie pour racheter ma vie" (p. 485). 11

De fait, en arrivant à Larjuzon Xavier va trouver d'autres candidats à être sauvés, d'autres êtres pour qui se sacrifier: Michèle, bien sûr, dont il avait déjà noté la détresse sur le quai de la gare; Dominique, dont il tombe si vite amoureux que l'on se demande pourquoi. Il déclare l'aimer "[p]lus que personne au monde" (p. 524), mais se sent hésiter devant ce bonheur peut-être trop uniquement humain, terrestre:

"Non, il n'existait aucun obstacle entre eux, rien que ce refus au-dedans de lui, cette dérobade stupide, comme si tout amour lui était interdit à lui qui pourtant ne savait qu'aimer" (p. 522).

Ensuite, Roland, cousin du pauvre Sagouin, enfant rejeté, perdu, menacé, 12 le mal-aimé par excellence dont Jean et Michèle veulent se débarrasser. D'après l'analyse de Jean de Mirbel, à laquelle Mauriac nous convie à prêter foi, Xavier a offert sa part de bonheur terrestre, il a renoncé à l'amour humain, à sa chère Dominique, pour venir en aide au petit Roland, que lui, Mirbel, aurait aimé noyer comme un chiot (p. 526).

C'est pour Roland justement, enfermé et abandonné pour la nuit, que Xavier va presque littéralement prendre sur lui la croix du Christ en portant une lourde échelle jusqu'à la maison:

"Cette croix dont il parlait sans cesse, dont il avait nourri, jusqu'à ce jour, sa méditation, voilà qu'il découvrait tout à coup, au plus secret d'une nuit humide et froide, qu'il ne l'avait jamais connue, ni réellement épousée; la croix, ce n'était pas, comme il s'en était persuadé, un amour refusé, une inclination lancinante, une humiliation, un échec; mais, réellement, un bois écrasant une épaule blessée, cette pierre et cette terre qui, en ce moment écorchaient la peau de ses pieds" (p. 534)

Mauriac authentifie le rôle christique de Xavier qui croit voir&endash;qui voit&endash;avancer devant lui le dos maigre et flagellé du Christ, "l'esclave de tous les temps, l'esclave éternel". Xavier réussit à rejoindre le petit enfant endormi, auquel il se sait mystérieusement lié, pour lequel il accepte de souffrir:

"Il n'était que souffrance et il appartenait à ce petit être, lié à lui pour la vie et au-delà de la vie. Quelle preuve aurait-il pu donner pour ce qui était pour lui une certitude? Folie de croire cela! de toutes les folies la plus folle..." (p. 535) 13

Il y a encore d'autres pour lesquels Xavier va s'offrir: le curé du village voisin qui "s'est reconcilié avec la vie" au prix de sa foi, ainsi que les enfants auxquels il est censé faire le catéchisme. Son amour "disproportionné", "absurde", pour ces derniers devient la Passion même du Christ:

"Passion monstrueuse, passion divine, oui! C'était cela! Passion d'un Dieu pour sa créature. Le temps de quelques secondes, les pieds dans les orties, Xavier crut ressentir&endash;quelle folie!-ce que l'Etre incréé éprouve pour la dernière de ses créatures" (p. 547).

Au curé qui croit savoir "qu'il n'y a personne" pour répondre à la prière, Xavier répond simplement: <<je suis là, pourtant. Je suis venu...>>&endash;écho des paroles de Dieu à Alain dans son angoisse: <<Je suis là, ne crains rien>>. Il est venu aider le curé à porter sa croix ou, au besoin, la porter à sa place (p. 553). Sa "volonté passionnée de substitution" (p. 557) l'amène à s'offrir pour Roland, pour le curé et ses ouailles, pour Michèle et Mirbel.

C'est Mirbel qui joue le principal rôle maléfique dans ce roman, à l'instar de Gradère dans Les Anges noirs. Non seulement il essaie de détourner Xavier d'entrer au séminaire&endash;et y réussit&endash;, il avoue à Michèle qu'il avait insinué à Xavier que sa tendresse pour le petit Roland avait quelque chose de louche, suscitant dans son esprit "l'équivoque immonde," l'horreur, l'angoisse (pp. 526-527). 14 Michèle, de son côté, avait essayé elle aussi de troubler le jeune Xavier: "Chacun de mes regards sur lui a été coupable", confie-t-elle à son mari (p. 527).

La mort de Xavier sous la voiture de Mirbel apporte paradoxalement la paix à Jean et Michèle, ces mal-aimés qui découvrent pour la première fois non seulement l'amour&endash;y compris un amour conjugal qu'ils n'avaient jamais vraiment vécu&endash;mais aussi la foi. Il est vrai que cet amour, cette paix, cette foi n'excluent pas la souffrance; bien au contraire, pour Mauriac celle-ci est une des données de la condition humaine. Une conversation intime entre Jean et Michèle&endash;conversation dont la tendresse conjugale est déjà aux antipodes de leur silence glacial du début du roman&endash;montre la profondeur du changement opérée en eux par la vie et la mort de Xavier et résume en quelques phrases le thème de cette intervention, le rachat des mal-aimés&endash;ne le sommes-nous pas tous sur un plan ou sur un autre?&endash;par d'autres mal-aimés qui acceptent de souffrir, de mourir pour eux à l'instar du Christ:

"Elle s'assit sur le lit. Elle soupira:

<<Nous souffrons...Mais dans la paix... Tu l'as reconnu toi-même; il t'a donné sa paix. Est-ce que ce n'est pas vrai?>>

Jean hésita avant de répondre à voix basse:

<<Oui, c'est vrai. Oui, je souffre plus que je n'ai jamais souffert et pourtant je suis en paix, moi qui ne le fus jamais, moi qui ai été un enfant battu par une brute et qui, à seize ans, ai surpris la mère que j'adorais...>>

Ce fut à Michèle, cette fois, d'appuyer la paume de sa main droite sur les lèvres de Jean. Elle dit:

<<Ce que Xavier a cru, tu le crois aussi?>>

Il ne le nia pas:

<<Oui, Michèle. Je sais maintenant que l'amour existe en ce monde; mais il y est crucifié, et nous avec lui>> (p. 527).

 

 

Brian THOMPSON

Université du Massachusetts Boston

 

NOTES

1. Introduction à Commencements d'une vie, dans les Œuvres complètes (Bibliothèque Bernard Grasset chez Arthème Fayard), vol. IV, p. 29.

2. François Mauriac, Œuvres romanesques et théàtrales complètes, édition établie, présentée et annotée par Jacques Petit (Gallimard, Bilbliothèque de la Pléiade, 1981), volume III. Dans ce qui suit nous renverrons à cette édition par de simples références de page entre parenthèses dans le texte, et ferons de même pour L'Agneau que l'on trouve dans le volume IV.

3. Pour une anlayse de ces différents "anges", voir mon article, "Mauriac's 'Angels'", Claudel Studies, vol. XVII, 1990, no. 2, pp. 50-56.

4. Ce n'est pas le seul personnage de Mauriac à "souffrir" de sa beauté physique, d'ailleurs, à tourner mal&endash;pensons, par exemple, à Bob Lagave: sans doute une revanche de l'auteur qui se trouvait un physique ingrat, cible des moqueries de ses camarades.

5. Comme le fait remarquer Jacques Petit dans sa note 1 à la page 1095, "ce désir de <<souffrir pour un autre>> sauve Mathilde en lui faisant partager le mouvement d'acceptation que connaissent les autres personnages".

6. Mathilde doit reconnaître que les reproches d'Andrès sont justifiés: "Il avait raison: elle s'était servie de lui, nourrie de lui: c'était sa bête familière, l'enfant de l'homme qu'elle avait aimé[...]" (p. 272).

7. Voir la note de Jacques Petit à ce sujet, p. 1093 de la présente édition.

8. "Le lendemain, il voit Jésus qui vient vers lui et il dit: <<Voici l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde>>" (Jean 1:29).

9. Dans L'Immoraliste de Gide, le narrateur cite ou se refère à ce texte par deux fois, mais c'est finalement par un démon que Michel sera mené, lui qui sacrifie sa femme Marceline à ses propres envies au lieu de se sacrifier lui-même.

10. Citation de l'évangile de Matthieu 26:63: "Jésus, lui, se taisait." Michèle se souviendra par la suite de cette scène qu'elle a surprise en rentrant du parc: devant Brigitte Pian, "vieille Parque immobile dans la pierre", Xavier était "pareil à un agneau, les pattes liées" (p. 486), nouvelle allusion christique.

11. Dans sa note à la page 485, Jacques Petit fait observer: "Il est évident que Mauriac, entre La Griffe de Dieu et L'Agneau, a distendu le lien entre Jean de Mirbel et Xavier; la présence de Michèle, celle de Roland... donnent à son sacrifice un autre sens, même si Mirbel, de fait, en reste responsable. Mauriac insiste [...] sur le désir de sacrifice qui se cherche une justification; tout se passe dans une zone d'ombre".

12. Jacques Petit note l'importance de ce thème de l'enfant perdu, rejeté, à cette époque dans l'œuvre de Mauriac (note 2 pour la page 485).

13. Sur ce thème, voir mon article: "La Folie de la croix dans les romans de Mauriac," dans L'Irrationnel dans l'œuvre de François Mauriac, Cahiers François Mauriac 15 (Grasset, 1988), pp. 57-66.

14. Tout comme Gradère a "troublé ce qui était pur" et "empoisonné" Mathilde et son fils adoptif, Andrès, en suggérant qu'ils pourraient finir homme et femme (Les Anges noirs , p. 328).

 

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